De la supériorité de la vision sur le projet
« Parce que c’est notre projet ! » déclara Emmanuel MACRON lors de la dernière campagne présidentielle. Cet engouement avéré pour le projet, de la part de celui qui est désormais à la tête de l’Etat, prouve bien combien ce phénomène marque notre société. De même, quel citoyen n’a jamais eu affaire, dans le cadre professionnel ou même privé, à un projet ? Il est d’ailleurs de bon ton, si l’on veut être dans l’air du temps, de travailler « en mode projet ».
Et pourtant, ce projet tant adulé est loin de n’avoir que des aspects positifs. En effet, dans son étymologie même, il implique une fuite en avant plus que néfaste pour la République sociale, si chère à nos yeux de jacobins. Ce n’est pas le cas de la vision, que tout politique digne de ce nom se doit d’avoir, s’il entend réellement servir les intérêts de sa Patrie. Contrairement au projet, la vision est bien moins réductrice puisqu’elle embrasse non seulement le présent, mais également le passé, pour mieux appréhender le futur. En outre, là où le projet est uniquement dirigé vers le profit, quel qu’il soit, la vision est, elle, bien plus altruiste.
Un bien funeste projet
Si l’on se réfère à l’étymologie du nom « projet », l’on se rend compte qu’il vient du latin projectum , qui signifie littéralement « jeter quelque chose en avant ». Cette idée implique une notion de croissance puisque le fait de se « jeter en avant » nécessite de s’améliorer sans cesse et de se développer. Le « mode projet » correspond donc à une croissance infinie puisque l’on ne cesse de se projeter.
Cette relation symbiotique, qu’entretiennent projet et croissance, explique aisément le fait que le capitalisme se soit emparé du projet. En effet, sans prôner une décroissance, qui paraît hasardeuse, chacun sera d’accord pour admettre que le capitalisme a besoin de la croissance, c’est-à-dire de l’accumulation des richesses par le contrôle des moyens de production, afin de perdurer.
Si l’on peut envisager une croissance dans différents domaines, le projet capitaliste ne laisse guère de doute quant au type de croissance escomptée. Il s’agit évidemment d’une croissance économique. Alors bien sûr, tous les projets ne seront pas directement présentés comme étant des moyens d’accroître le chiffre d’affaire de l’entité qui les promeut. Cependant, si l’on y regarde bien, tous les projets ont une finalité économique. Un projet d’amélioration de la qualité de vie au travail ? Cela permet d’améliorer la productivité des employés et donc le chiffre d’affaire de l’entreprise. Un projet d’espace convivialité ? Cela permet aux employés de mieux se connaître et de mieux travailler ensemble afin d’améliorer, encore, le chiffre d’affaire. Un projet de télétravail ? Cela permet aux employés de mieux travailler, mais aussi de libérer des espaces de bureau et donc, encore et toujours, d’améliorer le chiffre d’affaire de la firme qui met en œuvre tous ces projets.
Il est vrai qu’il n’y a rien de choquant à ce qu’une compagnie privée soit tournée vers le seul profit, c’est même sa raison d’être. En revanche, lorsque ces méthodes de travail sont reprises par l’administration publique, cela pose réellement question. Faire des économies peut servir l’intérêt général, mais l’intérêt général n’est pas de faire des économies, même si en ces temps faibles pour l’Etat, cette idée séduit nombre de responsables politiques. Il serait donc absurde de n’envisager l’action publique qu’à travers le projet, car cette action se nourrit bien souvent du passé et exige la mise en place d’infrastructures non-rentables.
La vision de l’Etat
Comme le projet, la vision contribue à une certaine idée du futur, si ce n’est qu’elle est bien plus pertinente, car elle ne se cantonne pas qu’au seul secteur économique, comme c’est le cas du projet. En outre, là où le projet a une dimension nihiliste, puisqu’il ne sait que se projeter, la vision est plus intéressante car elle est un élan qui sait aussi regarder en arrière. Il n’y a donc pas de vision de l’avenir qui tienne sans ancrage solide dans l’Histoire. « Les Révolutionnaires sont des héritiers » disait Régis Debray.
L’avantage d’être libéré du seul prisme du profit, c’est que l’on peut appréhender l’avenir selon le principe de gratuité. Par gratuité, je n’entends pas supposer que la vision ne coûte rien, cette dernière peut nécessiter énormément de temps ou même d’hommes. Je veux signifier ici que la vision est gratuite parce qu’elle ne rapporte pas nécessairement. En effet, là où le projet est intéressé et se doit de rapporter à plus ou moins court terme, la vision peut s’envisager à perte, pour rester dans le vocable de l’économie.
Quel est l’intérêt alors d’utiliser un tel concept ? Et bien c’est justement dans cette gratuité que réside le génie de l’intérêt général. L’action de l’Etat se doit d’être parfois à perte pour permettre l’accès de tous les citoyens à l’ensemble des ressources disponibles. Il s’agit là du principe de péréquation républicaine qui fait, par exemple, que l’on paye son timbre plus cher en région parisienne pour qu’il ne soit pas hors de prix en Lozère. Qu’est-ce qu’un service public, qui n’aurait d’autre horizon que la rentabilité, pourrait apporter de plus qu’un opérateur privé qui exercerait la même activité ? La vision, contrairement au projet, est donc compatible avec le principe d’Egalité qui est la base même de la République jacobine.
En somme, il est possible de se projeter, pour s’épanouir individuellement au nom de la liberté d’entreprendre. Néanmoins, dès lors que l’on envisage l’action de l’Etat, c’est-à-dire de l’incarnation administrative de la Nation, on ne saurait raisonner autrement qu’en échafaudant, petit à petit, une vision de l’action publique. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas gérer les deniers publics avec le plus de sérieux possible, mais plutôt que cette bonne gestion se doit de servir un dessein plus grand qu’elle : l’universalisme français !
Charles-Louis Schulmeister,
Le 3 vendémiaire de l’an CCXXVIII de la République française