La gouvernance contre le gouvernement
« Pour réussir, il nous faut une bonne gouvernance ! » Combien de fois avons-nous entendu cette phrase ? Et surtout, qui pourrait souhaiter une mauvaise gouvernance, à part les ennemis de la Nation ? Aucun patriote sincère ne pourrait évidemment en venir à désirer une telle chose pour son pays. Pourtant, il est impératif de se départir de ce terme qui est, en réalité, dangereux pour la République.
La gouvernance a des atours extrêmement séduisants puisqu’elle repose sur le consensus. En effet, la gouvernance n’intervient pas sur le pourquoi d’une politique, elle ne s’intéresse qu’aux moyens de sa mise en œuvre, à la tekhnè comme disaient les Grecs. Il ne s’agit donc pas de savoir si la réduction des déficits est ou non une bonne chose, ni même de se demander pourquoi il faudrait réduire les déficits publics, mais bien de savoir quel procédé utiliser pour y arriver. En somme, le seul discours pertinent serait donc celui de la méthode. C’est la raison pour laquelle l’on a recours, non plus à des hommes politiques, mais bien à des techniciens. Ainsi, dans la mesure où la question de l’idéologie politique à mettre en œuvre ne se pose plus, nul besoin de confier les destinées de la France à Richelieu, le meilleur économiste national suffit. Il ne faut plus tracer une orientation politique, mais plutôt suivre une courbe. Certains diront que je me refuse à voir l’essentiel : un tel logiciel de pensée est bien commode. Il met non seulement tout le monde d’accord, mais il fait disparaître le désaccord lui-même. Après tout, la concorde nationale n’est-elle pas le bien le plus précieux pour tout honnête citoyen ?
Le gouvernement, c’est le tumulte. Choisir un gouvernement, c’est faire un choix nécessairement fondamental. Lors d’une élection gouvernementale, il y a donc une évidente mise en tension du corps social. Chacun est en effet libre de choisir le modèle qu’il juge le plus adéquat pour la Patrie. Il est vrai que le fardeau de la liberté est lourd à porter. La République jacobine est-elle le meilleur régime possible pour la France ? Et si je me trompais, les conséquences ne seraient-elles pas funestes ? L’on peut même aller plus loin en affirmant que gouverner, c’est aussi, dans certains cas, imposer. Nous-mêmes, jacobins, n’avons-nous pas montré quelque inclination pour la République terroriste prônée par les sans-culottes ?
En apparence, il faudrait donc être fou pour choisir le gouvernement, qui risquerait de nous plonger dans la guerre civile à chaque instant, alors que la gouvernance nous offre la paix éternelle. Qui choisirait le conflit, alors que l’on peut avoir le consensus ?
Pourtant, le conflit libère là où le consensus aliène. Nous sommes humains parce que nous exerçons notre libre arbitre, parce que nous sommes l’espèce du cogito perpétuel. Se laisser aller au consensus, par crainte de blesser son semblable, c’est donc en réalité se priver de son humanité.
Il est évident que, dans une société civilisée, le conflit doit être jugulé. Cependant, il doit impérativement perdurer. C’est effectivement lui qui nous permet de choisir, pourvu qu’il s’exprime de façon pacifique. Les individus doués de raison doivent donc s’adonner aux conflits qui font couler, non pas le sang, mais bien l’encre. L’autre nom du conflit, c’est le débat.
Déjà le beau visage de la gouvernance, cette fausse déesse, commence à se flétrir lorsque l’on
envisage une société non plus sans conflit, mais bien sans débat. Cette face devient véritablement immonde si l’on veut bien considérer qu’un monde sans débat, c’est en réalité, un monde uniforme où seule la pensée unique est admise.
Ainsi, si nous voulons maîtriser notre destinée, nous n’avons d’autre choix que d’assumer nos désaccords, sous peine de choir dans la dictature.
Alors j’entends déjà tous ces opposants qui m’interpellent, en me disant que mes propos seraient semblables à des mirages, apaisants, mais privés de toute consistance.
Une fois n’est pas coutume, tel le géographe, je vais me livrer à une étude de cas. Le grand Jaurès ne disait-il pas qu’il faut « aller à l’idéal et comprendre le réel » ?
Je vais donc à présent évoquer la gouvernance de la zone euro.
En évoquant cette Europe, celle des junkers et autres grands propriétaires, qu’ils soient terriens ou non, je veux démontrer les dérives de la gouvernance. Malgré mes propos liminaires, certains diront qu’un gouvernement ou une gouvernance de la zone euro c’est la même chose. Je m’inscris en faux contre cette assertion et j’affirme au contraire que cette distinction illustre parfaitement mon idée.
Dans un gouvernement de la zone euro, bien que j’y sois opposé, les fédéralistes sincères pourraient se questionner sur le bien-fondé de l’euro, sur la possibilité de le décomposer en euro du nord et en euro du sud. D’autres encore, hardis républicains, se positionneraient en faveur, non pas d’une monnaie unique, qui opprime les peuples, mais bien d’une monnaie commune. Cette dernière aurait les avantages d’une devise, sans ses inconvénients. Mes contradicteurs, s’ils sont honnêtes, admettront que ces débats n’ont jamais été évoqués lors des réunions des dirigeants de la zone euro, de l’Eurogroupe pour ne pas le citer…
C’est bien là le signe que nous ne sommes pas en présence d’un gouvernement de la zone euro, mais bien d’une gouvernance de cette dernière. Lors des réunions de l’Eurogroupe, il n’est question que de prendre acte de la politique monétaire de la BCE, juridiquement indépendante et donc au-dessus des votes des peuples. Tout au plus, le président de cet Eurogroupe est-il admis à assister, sans aucun pouvoir de décision, aux discussions des grands argentiers européistes. Alors bien sûr, chaque nation partie prenante de l’euro peut changer à tout moment de ministre des finances. Avec la gouvernance européiste, il est donc possible de choisir celui qui aura le privilège d’observer les banquiers décider de l’avenir du continent.
La gouvernance assure donc le consensus, mais ce dernier a un prix, celui de la servitude.
Comme jacobin, j’opte pour le gouvernement et me souviens des paroles de ce chant, Veillons au salut de l’Empire, que chantaient jadis les soldats des armées révolutionnaires : « Plutôt la mort que l'esclavage ! C'est la devise des Français. »
Charles Louis-Schulmeister,
Le 12 floréal de l’an CCXXVII de la République française