La politique du chiffre
Force est de constater que ces dernières années, la réussite de bien des politiques publiques se mesure à l’aune d’objectifs chiffrés. Ces résultats ont, petit à petit, remplacé les longs discours politiques jugés, parfois à raison, vides et sans prise avec le réel. Aujourd’hui, il faut du « concret » pour satisfaire les intérêts de tel ou tel ministre.
Dans ce contexte, quoi de mieux que le chiffre ? Ainsi, il ne s’agit pas de savoir ce qui a été fait en 2018 pour éviter les accidents de la route, de vérifier si ces accidents sont plus ou moins graves que ceux de l’an passé. Non, ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y en a eu 3 259. 3 259 ? C’est 189 de moins qu’en 2017. Voilà, le débat est clos.
J’exagère sans doute, mais tout de même, l’hégémonie du chiffre et la déchéance du verbe, voilà qui caractérise bien notre société post-moderne. Cette suprématie du chiffre dans l’évaluation de l’action de l’État est aussi, sans doute, l’une des conséquences de l’informatisation des services publics, où chaque information est retranscrite par un chiffre avant de pouvoir être transmise ailleurs. Les mots eux-mêmes ont dû courber l’échine face aux statistiques. En effet, l’analyse de toutes les doléances, si j’ose dire, rédigées à l’occasion du grand débat national, ne s’est-elle pas faite de manière comptable, en utilisant la technique du nuage de mots ? L’on s’est donc contenté de noter les mots qui revenaient le plus souvent, sans s’intéresser au contexte dans lequel ils étaient employés. Certains diront sans doute qu’une telle analyse aurait nécessité plusieurs années et que nous n’avons pas le temps. Pas le temps ? Pas le temps en effet pour que le pouvoir actuel récolte les fruits médiatiques de ses circonvolutions politiques. Ainsi, il n’y a plus de doute possible, le chiffre est l’allié de cet ennemi invisible qu’est la dictature de l’instant et à laquelle nous sommes tous soumis, politiques, journalistes, ou même fonctionnaires.
La République jacobine devrait-elle donc se passer de tout outil chiffré ? Évidemment, en homme gouverné par le logos, je ne peux répondre que par la négative. L’étude de données quantitatives et sériées est nécessaire pour se faire une première idée sur la nécessité de mettre en place telle ou telle politique publique. Cette même étude est toute aussi indispensable pour apprécier au mieux son efficacité. Je ne parlerai pas ici de l’efficience qui répond, elle, à une logique purement comptable. En outre, nos systèmes d’information contemporains permettent de croiser ces données chiffrées pour constituer des agrégats. Ces derniers permettent en effet de se faire une idée relativement précise sur l’état d’une politique publique donnée. En somme, le problème ne réside pas dans les outils statistiques eux-mêmes, mais bien dans la charge sacrée que l’on y met. Par le passé, l’on a beaucoup raillé le positiviste Auguste Comte et ses disciples. Ces derniers avaient en effet évacué le pourquoi pour ne conserver que le comment. Si l’on veut bien y réfléchir, agissons-nous différemment aujourd’hui avec les divers agrégats qui nous sont proposés ?
Le problème majeur causé par cette réalité froide et objective, c’est qu’elle n’est qu’un leurre. Elle n’est en effet qu’un confort de l’esprit car une statistique n’est jamais qu’une réponse à un indicateur. Malheureusement, le choix de retenir un indicateur plutôt qu’un autre est tout, sauf objectif. Il est le fruit, en dernier ressort, du choix d’un être humain et de son hubris subjective. Il n’est donc pas possible de regarder le chiffre comme la divinité des temps nouveaux en laquelle il n’y aurait pas d’autre choix que de croire, sous peine de sombrer dans la démence.
Face à ce terrifiant constat, qui nous laisse seul face à notre propre finitude, que peut-on faire, nous, pauvres mortels que nous sommes ?
Il n’y a évidemment pas de solution parfaite. Je pense cependant que le génie jacobin réside en une proposition de synthèse. Ainsi, si la Monarchie reposait sur l’alliance du trône et de l’autel, la République se doit de réconcilier le chiffre et le verbe. Nous devons continuer à évaluer et à assurer le suivi de nos politiques publiques grâce aux systèmes d’information et aux agrégats donc nous disposons. En revanche, nous ne saurions nous fier aveuglément à eux.
Il faut donc que les discours et les notes retrouvent la place qui était jadis la leur. Ce ne sont donc pas les discours eux-mêmes qui sont à bannir, mais bien leur piètre qualité. Je reste persuadé qu’un discours de politique générale est bien plus approprié pour expliquer la vision politique que l’on entend mettre en œuvre, qu’un message en 140 caractères. Certains diront que de tels messages sont plus clairs. Admettons, mais il faut alors accepter d’être gouverné par des idées simplistes qui ne tolérent aucune nuance, aucune exception. Pour ma part, j’estime qu’une telle politique ne saurait être conforme à la Raison qui doit, seule, gouverner les intérêts du Peuple.
Les notes ne sauraient donc se limiter à illustrer et commenter des statistiques. Elles n’ont d’intérêt que parce qu’elles apportent un éclairage nouveau ou, a minima, complémentaire. Pour régler un problème auquel la Nation est confrontée, il conviendra donc de se référer aux outils statistiques quantitatifs dont nous disposons, puis de les confronter à diverses notes qui fourniront, elles, une nécessaire approche qualitative. Ce n’est que lorsque ces deux manières d’appréhender la politique publique concorderont que l’on pourra dire de l’administration qu’elle sait où elle en est à ce sujet.
Assurément, une telle démarche prendra plus de temps, il ne sera plus possible de mettre en place des expédients pour satisfaire une basse communication politicienne. Au règne du court terme et du chiffre devra donc succéder celui du temps long et de la vertu républicaine. Alfred Sauvy ne disait-il pas que « les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d'être torturés, finissent par avouer tout ce qu'on veut leur faire dire. » ?
Charles-Louis Schulmeister,
Le 5 floréal de l’an CCXXVII de la République française